La diffusion des nouveaux billets de banque suisses, parmi les plus beaux du monde, jette une ombre sur nos compatriotes célèbres qui illustraient l’ancien papier monnaie. Auguste Forel figurait, il y a déjà un temps, sur le billet de mille francs et semble mieux résister à l’oubli que d’autres.
Est-ce dû à sa barbe de savant d’autrefois ou à la valeur que représentait ce papier monnaie ?
Si, de ce fait aussi, l’on se souvient encore de cet éminent psychiatre et homme de sciences, est moins visible le souvenir de son fils Oscar-Louis qui n’avait rien à envier au paternel. Oscar-Louis Forel (1891-1982), disciple de Freud, était lui aussi un grand psychiatre, un voyageur et un grand amoureux de la nature. Scientifique connu et reconnu bien au-delà des frontières du canton de Vaud dont il était originaire, ses Aphorismes sont cependant demeurés confidentiels. Publiés en 1937 à Paris, ils étaient tombés dans l’oubli. La haute tenue de ces pensées imposait une réédition. S’y est lancée la jeune maison d’édition neuchâteloise Soleil d’Encre, réédition rendue possible grâce à l’aimable autorisation des héritiers du fils d’Oscar-Louis Forel, feu le docteur Armand Forel, ancien conseiller national popiste connu aussi pour ses grandes moustaches.
Aujourd’hui on ne lit plus d’Aphorismes alors que leur brièveté, leur vivacité, rejoignent, mais avec une profondeur délaissée, celles des nombreux (trop !) messages diffusés sur les réseaux sociaux.
En exergue à l’ouvrage de Forel, ces lignes dont il semble bien être l’auteur : « Aphorismes, enfants terribles de l’esprit, mordants toujours par leurs flèches enduites de miel, d’humour ou de fiel … Au seuil de la vieillesse, chacun se résigne à résumer la sagesse en trois lignes … Recueil d’ordonnances pour la vie, ses revers, sa souffrance, écrit à travers le prisme rayonnant de l’aphorisme ».
Ces maximes et pensées s’inscrivent dans la grande tradition des moralistes tels la Bruyère, La Rochefoucauld, Vauvenargues, Joubert, Cioran, d’autres encore, dont il est un digne héritier. Elles témoignent de l’infatigable curiosité universelle de son auteur qui avait de qui tenir !
Est-ce durant ses nombreux voyages que vint à l’esprit de cet humaniste marié et père de famille, cette observation si bien traduite : « Les hommes solitaires ont une âme de nomades ». Il partage avec les savants cette pensée, cette espérance que l’expérience scientifique peut, tôt ou tard, profiter à l’ensemble de l’humanité et les rejoint, aussi, dans leur scepticisme : « L’expérience profite à quelques sages. Les autres recommencent d’âge en âge les expériences de la veille ; ainsi ils ne vivent pas, ils sont vécus – comme les abeilles » Et il rejette toute menace inutile, ainsi ce propos : « Souviens-toi que tu n’es que poussière-menace inutile ! car notre planète est faite de cette matière qu’unit le ciment de la vie ». Il y a en lui cette préoccupation positive de l’homme de la Renaissance : « Si tu places ton centre de gravité en dehors de toi, tu seras l’esclave agité du monde ; si tu le places à la surface de ta peau, les sens t’asserviront. Si tu le places en toi-même, tu as une source qui t’appartient, jamais ne tarit et qui ne trahit rien. ».
Présence, à travers ses aphorismes, non seulement du philosophe mais aussi du thérapeute qu’il fut sa vie durant : « L’angoisse est une peur qui ne voit pas son objet parce qu’il est en nous ». Pour ce fin connaisseur de l’âme humaine « L’ingratitude est souvent une espèce de remords » et « L’homme en mal d’amour, de chasseur devient gibier ».
Face aux succès faciles et éphémères dont raffole notre temps fragilisé par son absence d’exigence dans trop de domaines, Forel a les mots justes, et, comme souvent, ceux-ci sont intemporels: « Le succès monte vers le ciel comme une fusée qui éclate par mille étincelles ; puis, tout s’éteint dans la nuit, – sans bruit. »
L’art tenait aussi une place importante dans sa vie. Ayant toujours conservé son amour de la nature, il découvrit avec enthousiasme le monde des écorces qu’il appela des « synchromies » (synchromie signifie symphonie de couleurs) dont il fit de superbes photographies.
Confiant dans l’avenir de l’art qui aura « le dernier mot » mais caustique à l’égard des « savants qui croient expliquer l’art par l’analyse de ses chefs-d’oeuvre et font penser aux enfants qui cassent leur poupée pour en connaître la structure ».
Tant de perles à découvrir et qui constituent une véritable cure d’altitude mentale accessible à chacun et à déguster sans modération, toutes affaires cessantes !